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Judeline et Compagnie

Le perroquet

perroquet

Un jour, le Père Grégoire reçut la visite d’un perroquet. Vous savez, l’oiseau qui répète bêtement tout ce qu’on lui dit. Je sais, ce n’est guère sympathique pour les perroquets, mais pour tempérer mes propos, je précise que pour l’être humain, tout intelligent qu’il se croit, le langage de ce psittacidé reste et restera un mystère ; et quand bien même, il parvient à reproduire ses jacassements, il n’en saisit pas un traitre mot.

— Alors Jacquot ! Dis voir : bonjour, Grégoire, dit le Père Grégoire, histoire de faire connaissance avec son visiteur.

— Bonjourrr Grrrimoirrre !

— Un perroquet dyslexique. C’est bien ma chance. Faisons plus simple, se dit le Père Grégoire. Tiens coq ! Allez répète : coq, coq, coq !

— Coquillette !

— Ben ça alors, il ajoute des syllabes, murmura notre ami avant de tenter un autre mot tout aussi simple. Lit !

— Liberrrté ! !

— Ouah ! Tu es fort mon gaillard. Voyons ce que celui-là t’inspire : bâche !

— Bachi-bouzouk !

— Plus dur maintenant ! Je suis curieux de voir ce que tu vas trouver avec celui-là : embarrassé !

— Barrr !

Ce petit jeu dura une bonne partie de la nuit. Le lendemain, le perroquet à son aise alla encore plus loin dans son délire, jouant avec les mots, les transformant, les coupant, les retournant, les triturant. Vous voulez des exemples ? Soit ! Allons-y !

— Honneur, tenta le Père Grégoire.

— Honni sois-tu !

— Chanson !

— Samson !

— Lune !

— Nul !

— Chancelier !

— Chance !

Comme vous vous en doutiez, ce perroquet était particulier et bientôt ce phénomène ailé attira tout le village dans la petite maison du Père Grégoire. Les enfants se précipitèrent les premiers et le pauvre animal se prêta de bonne grâce à leurs demandes, souvent des « gros mots » que chacun prenait plaisir à dire à son tour. Sans montrer le moindre signe de lassitude, l’oiseau passa un après-midi à réciter une litanie de pipistrelle, cacatoès, cacatois, kakawi, zygomatique, culasse sous les rires des bambins qui, à l’occasion, apprirent de nouveaux mots. Puis ce fut le tour des adultes qui s’amusèrent tout autant avec un vocabulaire un peu plus châtié, quoique…

Le perroquet eut un tel succès qu’il fut décidé d’organiser une séance publique pour partager un moment inoubliable. Le Père Grégoire amena donc son visiteur savant au café. Les petits, impatients, lancèrent leurs mots sans tarder et, comme vous vous en doutez, l’on eut droit à une longue série de pipistrelles et de cacatoès. Ensuite, les adultes entrèrent dans le jeu avec le même entrain :

— Anticonstitutionnel, entendit-on.

— Anticonstitutionnellement, répondit le perroquet du tac au tac.

— Phrase ! cria Vivien.

Ce à quoi, le perroquet répondit avec une lueur de malice dans les yeux :

— Livrrre !

— Polar, rétorqua Vivien.

— La nuit de l’enferrr !

Le voilà qui cite un titre de roman, maintenant ! C’est incroyable, il fait des associations d’idées ! Je suis certain qu’il m’avait caché ce don volontairement. Je me demande bien pourquoi, pensa le Père Grégoire avec un brin d’inquiétude.

— Meurtre, dit Vivien dont le visage se décomposa dès qu’il eut prononcé sa réplique, comme si le mot était sorti de sa bouche malgré lui.

— La nuit de l’enferrr ! répéta le perroquet.

— Vous n’allez pas y passer la nuit ! Il y en a d’autres qui veulent jouer ! cria-t-on.

— T’inquiète, s’exclama une femme. Ce zozio ne fait que répéter ce qu’on lui a appris. De mon avis, il va bientôt caler.

— La nuit de l’enferrr !

— Tu vois ! Il commence à beuguer, reprit la femme.

— La nuit de l’enferrr. Le 12 mai. Tu te souviens ? grinça la voix du volatile comme une menace.

— J’abandonne ! s’exclama Vivien blanc comme un linge.

— Hé, tu pourras dire que tu t’es fait clouer le bec par un oiseau !

Toute la salle rit de bon cœur et le malheureux vaincu quitta le café sous les quolibets du public. Le Père Grégoire se sentit mal à l’aise à la vue de la déconfiture de Vivien, mais il se força à sourire. Soudain, il se passa quelque chose d’encore plus étrange que cet échange à demi-mot. Le perroquet changeait lentement de couleur. Ses plumes se teintèrent de rose puis d’un rouge éclatant.

— Tu lui as donné des crevettes pour le déjeuner ? lança une voix du fond de la salle.

— Non, il nous fait les flammes de l’enfer ! Rouges comme le sang ! ajouta un autre avec emphase.

— Il change peut-être de couleur à la demande. Dis, Père Grégoire, si je lui dis « ciel », tu crois qu’il va devenir tout bleu ? Eh ! Oh ! Je te parle !

— Je ne pense pas. Ce matin il a mangé des betteraves rouges, répondit celui-ci après quelques secondes d’hésitation.

— Moi, ça me fait un autre effet ! entendit-on sous les rires.

Le Père Grégoire qui ne partageait pas la liesse générale décida d’en finir.

— Bon, je crois que l’on va arrêter là, les betteraves l’ont rendu malade. Regardez comme ses yeux brillent. Je crois qu’il a de la fièvre. Je m’en vais le mettre au calme, dit-il en quittant le café à son tour, ignorant les protestations qui fusaient de toute part.

Sur le chemin du retour, un horrible souvenir lui revint subitement à la mémoire. Le 12 mai d’une année lointaine, il y eut au village un crime qui ne fut jamais élucidé. La fuite de Vivien était un aveu.

Et le perroquet dans cette histoire ? Il disparut mystérieusement la nuit qui suivit l’incident. Au petit matin, le Père Grégoire ne retrouva sur son perchoir qu’un tas de cendres chaudes et une plume d’un rouge vif. Une plume de justice, se dit-il pour se rassurer.

 

 

 

 

 

 

 

 

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